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Biblio : « L’invention de Dieu » Thomas RÖMER

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Moïse. Un messager apparaît dans une flamme au milieu d’un buisson et s’adresse au prophète (Exode, 3). Œuvre de Marc Chagall, 1965-66. © RMN – Grand Palais (musée Marc Chagall)/Gérard Blot. Chagall ®/© 2014, ProLitteris, Zurich

Sous ce titre polémique,  Thomas Römer (Professeur de théologie à l’Université de Lausanne (UNIL) et spécialiste de l’Ancien Testament) raconte l’existence et la carrière du Yahvé de la Bible avant qu’il ne devienne le dieu unique. On découvre une divinité sudiste, montagneuse, combattante, que le sang versé était capable d’apaiser.

Notre Père n’a pas toujours été seul aux cieux, ni même au monde. C’est, du moins, l’histoire que raconte Thomas Römer dans un livre à paraître en février. Un ouvrage très attendu, puisque, avant même sa parution, l’auteur a déjà reçu plusieurs demandes de traductions en anglais, en allemand et en italien. «Ça ne m’était jamais arrivé», raconte le professeur de l’UNIL et du Collège de France qui soupçonne le titre provocant,L’invention de Dieu, d’être la cause de cette agitation très inhabituelle.

Thomas Römer y raconte en effet comment le «dieu d’Abraham» est devenu le dieu unique dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. «Est devenu, parce qu’il ne l’a pas toujours été.» Bien sûr, l’historien des religions n’imagine pas une seconde que quelques Bédouins se sont réunis autour d’une oasis pour inventer leur Créateur. «Il faut plutôt comprendre cette “invention” au sens anglo-saxon du terme: on découvre quelque chose, on le construit. Et c’est vrai que, quand on regarde comment s’est développé le discours sur ce dieu, et comment il est finalement devenu le dieu unique, on peut y voir une sorte d’invention collective.»

Moïse et le dieu incognito
Mais revenons à l’origine de cette affaire, qui commence par un épisode que tout le monde croit connaître: la première rencontre entre un dieu, que l’Ancien Testament appelle Yahvé, et Moïse. En réalité, on devrait plutôt parler des premières rencontres. Car «ceux qui connaissent bien la Bible savent que la vocation de Moïse est racontée deux fois, avec des différences sensibles», rappelle Thomas Römer.

Dans la première version, en Exode 3, Moïse est au service de son beau-père, un prêtre du pays de Madian. Il fait paître du bétail au-delà du désert, près de la Montagne de Dieu, quand un messager lui apparaît dans une flamme, au milieu d’un buisson. Et cette divinité engage la conversation d’une manière assez inattendue: «Je suis le dieu de ton père, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob», dit-il. Moïse, qui a bien saisi l’étrangeté du propos, objecte aussitôt: «Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai: le dieu de vos pères m’a envoyé. Et ils me diront: quel est son nom? Que leur dirai-je?» A cette question logique, la divinité incognito répond «d’une autre phrase ambiguë que l’on peut traduire de toutes sortes de manières, poursuit Thomas Römer. On peut comprendre “Je serai qui je serai”, ou bien “Je suis qui je suis”».

Le dieu du buisson ardent épaissit encore son mystère en ajoutant une troisième phrase énigmatique: «Tu diras aux fils d’Israël que “Je serai” t’a envoyé vers eux». Et ce petit jeu de cache-cache continue jusqu’au verset 16, où la divinité donne enfin son nom: Yahvé (mais peut-être devons-nous prononcer yaho ou yahou, car le texte écrit Yhwh, à charge pour le lecteur d’ajouter les bonnes voyelles).

Un contact, deux histoires
Changement de décor dans la deuxième version de cette histoire, qui est racontée en Exode 6. Là, Moïse ne se trouve plus au pays de Madian, mais en Egypte. Et la divinité qui approche ne fait aucun mystère: «Je suis Yahvé. Je suis apparu à Abraham, Isaac et à Jacob en tant que El Shaddaï, mais, sous mon nom de Yahvé, je ne me suis pas fait connaître.» Si le texte est, cette fois, transparent, il fait néanmoins difficulté. «Car Moïse a déjà été approché en Exode 3. Pourquoi reçoit-il un nouvel appel en Exode 6 ? On voit bien qu’à l’origine, ces deux textes n’étaient pas liés. Il faut donc imaginer que les rédacteurs de la Bible, qui ont œuvré près de mille ans plus tard, ont choisi d’associer deux traditions différentes qui racontaient cet épisode», estime Thomas Römer.

On retiendra que, malgré les variations, ces deux textes s’accordent pour dire que le nom de Yahvé a été révélé pour la première fois à Moïse. Et pas avant. «Ces récits montrent bien que la relation entre Yahvé et Israël n’a pas existé de tout temps, mais qu’elle a commencé à un moment précis», estime le professeur de l’UNIL.

Pourquoi Israël ne s’appelle pas Israyahou
La Bible ne cache pas davantage que le peuple d’Israël a vénéré un autre dieu avant Yahvé. C’est ce que confirme l’analyse des noms choisis dans la région. Alors que Yahvé n’est lié à aucune ville ou lieu-dit, les références à d’autres divinités sont nombreuses. On trouve par exemple un Béthel, pour Beth-El, la maison de El. On apprend encore que le prophète Jérémie vient d’Anatot, région liée à la déesse Anat. Et le livre de Samuel mentionne un Baal-Persin. Ce lieu où David bat les Philistins porte clairement la marque de Baal. Même Jérusalem a été construite autour du nom de Salimou, la déesse du crépuscule. «Ces indices permettent d’imaginer que Yahvé n’est probablement pas un dieu autochtone», explique Thomas Römer. D’ailleurs, «si le peuple d’Israël avait toujours été le peuple de Yahvé, il se serait appelé Israyahvé, ou Israyahou. Le nom même d’Isra-El montre que ce peuple a vénéré un autre dieu, El, avant que Yahvé ne s’impose.»

El est d’ailleurs bien connu des historiens des religions antiques. Ce grand dieu de Canaan a laissé de nombreuses traces jusque dans la Bible. Notamment dans la Genèse (33:20), où l’on voit Jacob changer de nom et devenir Israël, après avoir survécu à un combat nocturne avec une divinité. Israël signifiant littéralement «celui qui a combattu El», on comprend que Jacob érige un autel à «El, le dieu d’Israël». Ce qui nous «permet d’imaginer que les fils de Jacob, les premiers habitants de la région, ont d’abord été des adorateurs de El plutôt que de Yahvé».

Dieu créateur de monde, dieu paresseux
Si l’on ne connaît pas tous les détails du culte rendu à El, on sait qu’il s’agissait d’une divinité qui règne, un dieu père comme on en trouve plusieurs à l’époque dans la région, raconte Thomas Römer. Ils sont tellement paisibles qu’on les appelle parfois deus otiosus, dieu paresseux. Ce sont des dieux qui ont créé le monde et qui sont tellement fatigués qu’ils se retirent un peu et laissent le souci de régler les affaires courantes aux jeunes divinités.» Bref, à bien des égards, El ressemble à ce «bon dieu» qui est aux cieux et qui règne aux siècles des siècles.

Une lecture fine de l’Ancien Testament tend donc à montrer que les premiers croyants du peuple d’Israël vénéraient El, et qu’ils habitaient la région. «Israël, c’est autochtone, conclut Thomas Römer. Ce n’est pas un peuple qui sort d’Egypte, comme on le présente dans le Pentateuque, même si cela n’exclut pas certains apports extérieurs de populations qui seraient entrées en conflit avec les Egyptiens.»

Si le peuple d’Israël ne s’est probablement pas enfui du pays des pharaons, on peut en revanche imaginer que son futur dieu unique, Yahvé, a réellement fait un long voyage avant d’arriver en Terre promise. Car les deux textes de l’Exode, et de nombreux autres dans la Bible, s’accordent pour dire que Yahvé vient du Sud. Soit d’Egypte, soit de Madian, un pays que l’on situe dans la péninsule Arabique. Et c’est ce périple que Thomas Römer tente de reconstituer dans L’invention de Dieu.

Thomas Römer. Professeur à l’Institut romand des sciences bibliques et au Collège de France. Nicole Chuard © UNIL

Les témoignages d’Aménophis et de Ramsès
Commençons par la piste égyptienne, la plus connue. Plusieurs éléments plaident pour ce scénario. A commencer par Exode 6 qui précise que c’est au pays des pharaons que Yahvé approche son prophète. Ensuite parce que Moïse a de nombreux traits égyptiens, à commencer par son nom (qui signifie «fils de», sans qu’on sache de qui). Enfin, parce que, «si Moïse avait été inventé de toutes pièces, on n’aurait certainement pas choisi un Egyptien», estime Thomas Römer.

Ces arguments théologiques sont confortés par plusieurs trouvailles. Les archéologues ont en effet retrouvé des traces de Yahvé en Egypte, comme il y en a un peu partout au Proche-Orient. Une inscription datant de l’époque du pharaon Aménophis III, découverte au Soudan actuel, parle d’un Yahvé qui vivrait «au pays des Shasous». On sait par ailleurs que les Shasous, des populations nomades qui erraient «dans le sud de l’Egypte, en Haute-Nubie», sont parfois entrés en conflit avec l’Egypte. Dans un autre papyrus, le pharaon Ramsès III se félicite d’avoir détruit Séir parmi les tribus de Shasous: «J’ai pillé leurs tentes avec leurs gens, leurs biens ainsi que leurs troupeaux sans nombre. Ils ont été faits prisonniers et déportés comme butin, tribut d’Egypte.»

Le «maître des autruches»
La piste égyptienne est donc défendable, mais elle n’est pas la seule. Car Exode 3 propose un scénario alternatif, très bien documenté. Il nous renvoie au pied de la Montagne de Dieu, au pays de Madian, où paissent les moutons du prêtre Jéthro, le beau-père de Moïse. «Dans la Bible, les Madianites sont parfois présentés comme des gens affreux, les pires ennemis d’Israël, note Thomas Römer. Ils ont pourtant recueilli Moïse qui a fui l’Egypte après avoir tué un homme. Et Jéthro lui a permis d’épouser une de ses filles, nommée Cippora.»

Selon les archéologues, le pays de Madian serait situé dans la péninsule Arabique, le long de la mer Rouge, sur un haut plateau avec des vallées qui étaient peuplées de nomades, un peu comme les Shasous. On sait encore que ces populations pratiquaient un peu l’agriculture et qu’elles élevaient du bétail, notamment des dromadaires. Les archéologues ont aussi retrouvé des représentations d’une de leurs divinités, peut-être le premier Yahvé, représenté en «maître des autruches». Et ils ont fouillé un sanctuaire madianite, qui ressemblait à une tente posée sur des murs. Intéressant quand on sait que la Bible parle d’une «tente de rendez-vous avec Yahvé».

Autre détail troublant, les rédacteurs de L’Exode n’ont pas voulu nommer la divinité qui était adorée par Jéthro, alors qu’ils reconnaissent à ce grand prêtre un savoir-faire stupéfiant. Ainsi, quand Moïse revient voir son beau-père, après avoir libéré son peuple d’Egypte, et qu’il lui raconte les prouesses de Yahvé au pays de pharaon, Jéthro décide de remercier Dieu avec un sacrifice. «C’est un texte très étonnant, poursuit Thomas Römer. Parce qu’il nous apprend que c’est Jéthro, et pas Moïse, qui offre le premier sacrifice au dieu d’Israël.» A ce moment-là, Moïse n’a pas encore reçu les dix commandements. «Les règles concernant les sacrifices n’ont pas été données au peuple. Et le clergé israélite n’a pas été constitué, cela ne viendra que bien plus tard. Pourtant, Jéthro sait comment pratiquer», observe Thomas Römer. «Moïse aurait-il découvert le culte de Yahvé grâce à son beau-père Jéthro? Le culte de Yahvé viendrait-il des Madianites? C’est assez spéculatif, mais on peut défendre cette idée», estime le professeur de l’UNIL.

«Un dieu guerrier, qui fait peur aux croyants»
Cette piste nous emmène encore à la découverte d’un Yah-vé des origines qui se révèle très différent du «bon dieu» que nous connaissons. D’abord parce qu’il ne trône pas dans les cieux, mais qu’il est attaché à une montagne. La Bible précise qu’il «habite au Sinaï», mais il ne faut pas penser au sommet israélien visité par les touristes du XXIe siècle. «La localisation du Sinaï primitif reste un mystère, dit Thomas Römer. On a souvent l’impression que les auteurs ne savent pas toujours où le situer, si ce n’est qu’il faut chercher dans le Sud.»

Selon les traductions, le nom de Yahvé pourrait signifier, «celui qui souffle, qui fait venir le vent». La Bible nous parle encore d’une divinité qui fait trembler la Terre et ruisseler les nuages. C’est un dieu de l’orage et de la fertilité», explique Thomas Römer.

La divinité qui parle à Moïse au pays de Madian est enfin «un dieu guerrier, dangereux, qui fait peur aux croyants. Ce n’est pas une divinité qui veut simplement le bien-être de son peuple. Il faut se méfier de lui, le craindre et savoir se mettre en situation de survie.» Parce qu’il est capable d’attaquer les humains. A commencer par Moïse, qui se retrouve menacé par Yahvé, et qui échappe à la mort grâce à une intervention de sa femme, la Madianite Cippora, qui prend un silex et coupe le prépuce de leur fils, afin de calmer la colère du dieu.

Cet épisode, peu raconté au catéchisme, en dit long sur ce dieu colère, comme sur les rites de sang qui semblent liés à son culte primitif. «Moïse pratique un rituel très différent de celui qu’on trouve dans le reste de la Bible, détaille Thomas Römer. Il asperge l’autel et asperge le peuple, et parle du «sang de l’alliance» que Yahvé a conclu avec les Hébreux. C’est intéressant, là encore, observe Thomas Römer, parce qu’on trouve aussi, chez les tribus arabes préislamiques, des rituels utilisant du sang, souvent jeté sur la pierre.»

L’arrivée à Jérusalem
Reste à expliquer comment ce dieu guerrier et amateur de sang, attaché à une montagne du Sud, a réussi à voyager jusqu’à Jérusalem, où trônent d’autres dieux. Ce voyage fait l’objet de nombreux chapitres dans le prochain livre de Thomas Römer. En résumé, et pour faire très simple, le professeur de l’UNIL suggère qu’un petit groupe de nomades, dans le Sud, peut-être des Shasous qui auraient obtenu un succès sur les Egyptiens, a découvert ce dieu Yahvé chez les Madianites. La conversion des nomades à ce dieu guerrier aurait permis à Yahvé de devenir mobile, et de quitter le Sud pour migrer lentement vers Jérusalem. On trouve peut-être une trace de ce périple dans le Deutéronome (33: 2-5), où l’on peut lire: «Quand s’assemblèrent le peuple de Yahvé et les tribus d’Israël». Arrivé en Israël, Yahvé aurait d’abord cohabité avec les divinités locales comme El, avant d’adopter certaines de leurs caractéristiques plus pacifiques, et de prendre progressivement toute la place pour devenir l’Unique.

Une religion n’est jamais stable
Bien sûr, ce scénario risque de faire sursauter des croyants les plus traditionnels des trois grandes religions monothéistes. Pourtant, cette reconstitution s’appuie sur la Bible. «Les textes ne cachent pas du tout que Yahvé n’a pas toujours été le seul dieu, que le monothéisme n’était pas là dès le début, note Thomas Römer. On peut donc les lire comme une sorte de recueil de traditions diverses qui montrent comment s’est constitué l’état final.» Enfin, l’état final, c’est beaucoup écrire. «Car une religion n’est jamais stable ou immuable. Il y a toujours des éléments en évolution. On ne sait pas à quoi ressemblera le christianisme dans cent ou deux cents ans. C’était la religion triomphante en Occident, elle est en train de devenir minoritaire en Europe, et elle se transforme parfois de manière inquiétante dans d’autres parties du monde.»
C’est aussi pour cela que travaille Thomas Römer. «Il faut, le plus possible, éclairer les lecteurs de la Bible. Leur dire tout ce qu’on peut savoir de la constitution de cette religion de Moïse, qui est à l’origine du judaïsme, du christianisme et de l’islam. C’est un intérêt d’historien et de philologue, mais aussi, de manière un peu plus militante, une manière de montrer aux gens que ces textes ont un contexte historique, un contexte qu’on ne peut pas oublier quand on les lit aujourd’hui.»

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Thomas Römer, collège de France
  • Thomas Römer, 59 ans, est titulaire de la chaire «milieux bibliques» au Collège de France et professeur spécialiste de Bible hébraïque à l’université de Lausanne. On lui doit cette année deux ouvrages lumineux: «la Bible, quelles histoires! Les dernières découvertes, les dernières hypothèses» (Bayard et Labor et Fides), et «l’Invention de Dieu» (Seuil) (prix du livre d’histoire des religions décerné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres).

«L’invention de Dieu». Par Thomas Römer. Editions du Seuil, parution prévue le 27 février 2014.

 Dieu, super GPS ?

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Nous sommes sans doute  nombreux à utiliser cet étonnant petit appareil de navigation qu’est le GPS. Je ne nierai évidemment pas son utilité, mais, en ce qui me concerne, cette voix impérative m’ordonnant de suivre aveuglément ses ordres a le don de m’énerver quelque peu.

« Préparez-vous à serrer à droite… maintenant serrer à droite…  maintenant  tourner à droite sur la E40… suivre cette route sur 5 Km… etc. »   C’est facile, j’en conviens. Il suffit de faire confiance, de se laisser guider avec la certitude d’être sur la bonne voie et de constater que la réalité correspond  bien à l’image virtuelle qu’en donne l’appareil. Tout va bien jusqu’au moment où vous constatez avec inquiétude que la réalité ne correspond plus à ce que votre guide vous présente. Le doute s’insinue. Vous abordez un carrefour et voilà que le GPS reste étonnamment  muet, semble perdre le nord et, après vous avoir donné des indications qui n’ont plus de sens, vous dit : « faites demi-tour avec prudence dès que possible ! »  Eh oui, le simple croisement  a fait place à un gigantesque nœud routier ! Il ne vous reste plus alors qu’à vous confronter à la nouvelle réalité du terrain afin de choisir vous-même votre voie.

Mais, me direz-vous, ce n’est pas bien grave; il suffit de faire une mise à jour de votre « système de localisation mondial  »  Oui, bien sûr ! Quelques clics sur internet  et vous voilà bien vite rassuré.

Les religions n’ont-elles pas souvent présenté Dieu comme un super GPS programmé par leurs soins afin d’imposer à leurs usagers la seule bonne voie vers la vérité… le salut…le paradis ?  Malheureusement pour elles, depuis des siècles, elles ont omis de mettre leur système à jour, oubliant que, pendant tout ce temps, le monde avait changé et évoluait à pas de géant vers l’autonomie dans tous les domaines de l’activité humaine. Aujourd’hui, ce dieu-GPS conduit nos contemporains par des routes et vers des cieux qui n’existent plus. Le monde a choisi de se passer de lui.

Une mise à jour infiniment plus radicale que Vatican II ou la Réforme protestante s’impose donc, car ce n’est pas seulement l’Institution qui est contestée, mais aussi l’image de Dieu qu’elle véhicule. Depuis, la révolution informatique et la mondialisation sont passés par là et le paysage a encore changé. …

Et si, comme Jésus, nous nous mettions simplement à leur écoute et tentions de rendre présent, dans des gestes d’amour, de respect et de justice, le Feu qui nous anime et habite tout être humain. Il n’y a que l’amour qui peut donner sens à nos vies et les rendre plus humaines. N’est-ce pas là le fond du message ?

Herman  Van den Meersschaut

OBÉIR impossible sans possibilité de DÉSOBÉIR. Olivier Abel, Philosophe

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Olivier Abel : « Il n’y a pas d’obéissance possible sans la possibilité de désobéir »

L’Evangile n’énonce pas de règle aux yeux des protestants mais des valeurs qu’il faut interpréter dans un cadre de liberté et de responsabilité. Le philosophe Olivier Abel, qui enseigne à l’Institut protestant de théologie de Montpellier, explique comment cette conviction a fondé une éthique du débat et de la délibération s’appliquant à tous les aspects de la vie individuelle et collective. Nous reproduisons ici quelques extraits d’un entretien publié sur notre Fil expert.

Si les protestants, au XVIe siècle, ont rompu avec Rome était-ce pour prendre leurs distances avec le système d’autorité de l’Eglise ?

Oui, en grande partie. La motivation était sans doute d’abord théologique, mais ce qui était en jeu, c’était précisément une interprétation divergente des rapports entre l’Evangile et la loi. C’est donc bien la dimension régalienne de la papauté qui était visée. Les réformateurs ont essayé de réinstaller une distance entre l’Eglise et l’Etat qui s’étaient trop rapprochés. Même si les pouvoirs séculier et spirituel étaient distincts, ils étaient en réalité très étroitement soudés l’un à l’autre. Calvin a voulu replacer chacun dans son registre propre. (…)

Calvin arrive après Luther qui a déjà consommé la rupture avec l’Eglise romaine jugée exagérément autoritaire et en proie à de multiples dérives. Quel est son apport propre ?

Les différences de doctrine entre les deux hommes concernent souvent la question de la  soumission à l’autorité qui est l’un des thèmes majeurs du débat interne aux protestants. Du côté du pôle luthérien, on insiste beaucoup sur le fait qu’il faut respecter l’autorité et la légalité. (…) L’autre pôle, calviniste, met en avant la seigneurie unique du Christ ; elle s’exerce conjointement ici et maintenant comme dans l’au-delà. La loi terrestre est perçue pour ses vertus pédagogiques. On sait qu’elle est imparfaite et jamais vraiment juste. Du coup, elle assigne le fidèle à rechercher la meilleure posture dans une sorte d’équilibre entre des exigences différentes. Cette recherche est vue comme une manière d’interpréter le commandement d’aimer son prochain et donc d’aimer Dieu. La loi nous enjoint à une responsabilité adulte. Ce faisant, la règle se retrouve dès lors sur un versant éthique et non plus sur un versant juridique. L’enjeu se transforme et se résume dans cette question : « comment vais-je orienter ma vie pour qu’elle soit le plus proche possible du commandement d’amour du seul Seigneur ? ». (…)

Quand vous dites qu’avec Calvin le fidèle doit chercher un équilibre entre des exigences différentes, à quoi pensez-vous précisément ?

Je vous donne un exemple. Dans l’évangile de Matthieu, comme dans celui de Luc, on trouve le commandement d’aimer ses ennemis. Il s’agit donc de faire preuve d’une abnégation totale et complètement asymétrique — je vais aimer celui qui n’a pas renoncé à m’agresser… Dans le texte de Luc, cette asymétrie est contredite par un deuxième commandement qui survient juste après le premier, comme pour le compléter : celui de traiter l’autre comme soi-même.1 En l’occurrence, il s’agit d’installer une symétrie parfaite… Commandement d’amour d’une part, commandement de justice d’autre part. L’Evangile fait donc émerger cette question : comment concilier ces deux orientations contradictoires ? Comment faire converger l’exigence du don et l’exigence de réciprocité ? Le philosophe Paul Ricœur qui a médité cette question montre bien comment, nous pouvons voir dans ce conflit qui oppose deux logiques un paradoxe fondateur.2 Il faut comprendre le commandement d’amour et celui de justice comme deux injonctions se corrigeant mutuellement : celle de l’amour vient corriger celle de justice en lui rappelant son intention ; inversement, l’exigence de justice vient corriger celle d’amour en le protégeant de ses effets qui peuvent ruiner toutes les règles ou toutes les institutions. L’apparente contradiction de l’Evangile installe en fait volontairement une tension pour nous inciter à nous interroger au cas par cas en combinant plusieurs critères. (…)

C’est la lecture protestante de l’Evangile ?

Cette manière de mettre ensemble des interprétations dont aucune n’est complètement satisfaisante est en effet typiquement une manière protestante de lire l’Evangile… Le canon ne se donne pas comme une règle dont le poids s’exerce d’en haut vers en bas mais sous la forme d’éléments, souvent en conflit, qu’il nous faut interpréter. (…) Je vous donne un autre exemple de la modernité de Calvin dans ce domaine des rapports entre religion et droit ou entre foi et loi — et où c’est la première qui éclaire la seconde… Lorsqu’il y a un conflit et qu’une affaire vient en jugement, il faut faire, nous dit Calvin, comme si elle était déjà réglée dans le sens d’un apaisement. Il faut donc partir, en confiance, à la découverte d’une solution satisfaisante qui existe… puisqu’elle aurait déjà été trouvée, mais qu’il s’agirait de retrouver ! Le jugement est ainsi reconduit à une fonction d’imagination, ou de fiction juridique, qu’il s’agit de mettre en pratique. Comme si, nous devions trouver une règle que nous aurions oubliée. Dans cette déontologie du procès, le justiciable est aussi impliqué. Tous doivent rechercher une solution plutôt que de satisfaire un désir de vengeance. Evidemment, ce n’est pas possible sans un esprit de fair play et une volonté commune d’aboutir à l’amiable. Il n’empêche que cette vision a modifié le sens de la peine. Dans les pays qui ont été influencés par le calvinisme, la prison a ainsi parfois été reconsidérée et vue non plus comme le lieu de la peine mais comme celui de la réhabilitation.

Dans quelle mesure, dans cet exemple, le jugement est-il éclairé par la foi ?

Dans la présupposition qu’il existe nécessairement dans un monde aimé par Dieu, lequel nous a enjoint de nous aimer les uns les autres, une solution au plus près de cette condition et de ce commandement.

L’idée d’un jugement préexistant au procès est-elle liée à celle de la prédestination du salut ; les plans de Dieu sont-ils déjà faits à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle ?

Elle procède avant tout d’une pédagogie de la responsabilité. L’idée-force de Calvin est de reconduire chacun devant la sienne. Il faut bien comprendre que Calvin incarne le déplacement de l’enjeu central de l’époque qui était centré sur la connaissance, vers l’enjeu du comportement. Avec lui, l’accent anthropologique se déplace du pôle de l’entendement ou de la raison vers celui de la volonté et de l’éthique. La question principale n’est plus « comment penser ? », ou « qu’est-ce que comprendre ? », ni même « comment rejoindre l’intelligence universelle ? », mais très prosaïquement « qu’est-ce qu’obéir et désobéir ? ». Et l’orientation que prend Calvin consiste à dire que l’on ne peut pas obéir si l’on ne peut pas désobéir. (…)

Jusqu’où va la possibilité de désobéir ?

Elle s’applique en théorie partout où s’applique l’obéissance sauf à la loi morale qui est assimilée au respect dû à Dieu. Dans les faits, la désobéissance est associée à l’idée du départ et à celle de refondation. Car en réalité la communauté ne peut pas accepter la désobéissance. Elle peut en revanche accepter que l’on parte ailleurs pour prendre un nouveau départ. Dans la Genève de Calvin, on peut donc quitter sa femme ou son mari… même si cela reste plutôt mal vu. Cela passe mieux s’il s’agit de refonder un foyer en se réimplantant ailleurs. De même, on peut quitter son pays ou son Eglise pour recommencer ailleurs. La possibilité de désobéissance est donc surtout celle du départ et du recommencement et de la refondation. Une décision grave que l’on ne prend pas souvent… C’est en fait la possibilité de l’exception. Mais cette possibilité existe. Et elle correspond bien à son temps. D’une part parce qu’elle renoue avec la tradition biblique, préoccupation constante chez les protestants, et avec l’imaginaire de cette tradition — je peux partir comme l’a fait Abraham dans son dialogue avec Dieu. D’autre part, parce que le XVIe siècle est celui où l’Europe s’élance sur toutes les mers pour fonder des comptoirs et des colonies. On peut donc dire qu’il y a chez Calvin deux visions de la loi ; elles sont complémentaires chez lui, mais ont pu ensuite se dissocier : celle de la continuité de la fondation inspirée par de droit romain, celle de la rupture et du recommencement inspirée par la colonie grecque. L’imaginaire protestant a ainsi été un imaginaire maritime et océanique, paradoxalement issu de Genève, mais cette ville au carrefour continental de plusieurs pays était comme une île-refuge… Ce que Calvin n’avait en revanche pas prévu, c’est que cette possibilité de désobéissance-départ et refondation allait connaître un grand succès et que le mouvement protestant allait donner naissance à tant de nouvelles Eglises… Le phénomène cependant n’est pas séparable du mouvement de rupture généralisé provoqué par la révolution anglaise puritaine de 1642 qui a joué un rôle catalyseur.

Photo : DR

  1. Evangile selon Saint Matthieu, 5, 38-38 et selon Saint Luc, 6, 27-31. Ce dernier contient les deux commandements à première vue antagonistes, cités ici dans les termes de la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) : « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas. Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.»
  2. Paul Ricœur, Amour et justice, Seuil, coll. « Points Essais », 2008.

En savoir plus sur http://www.fait-religieux.com/olivier-abel-il-n-u2019y-a-pas-d-u2019obeissance-possible-sans-la-possibilite-de-desobeir-#j1UDjWBzQ77H4smX.99